Quand le progressisme sert de justification à l’exclusion

On s’en souvient encore, le 1er août 2014, les jeunes « philosophes » et écrivains Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis appelaient dans Libération à boycotter les Rendez-vous de l’Histoire de Blois au prétexte que Marcel Gauchet, incarnant à leurs yeux l’horreur de la pensée réactionnaire, devait en prononcer la conférence inaugurale. (Un second appel à soutenir l’appel au boycott suivait quelques jours plus tard de la part, pour l’essentiel, d’artistes et d’écrivains.) Leur arrogance avait fait réagir la « scène intellectuelle » (comme ils disent) au point que nos deux compères s’étaient expliqués une seconde fois dans les Inrocks face à la « violence » qu’aurait suscitée leur tribune. Le 8 août en effet, la direction elle-même des Rendez-vous (dans Libération également) n’hésitait pas à déplorer explicitement un « procès en sorcellerie ». Le 6 octobre, à la veille de l’événement, leur pétition rassemblait tout de même 229 signatures de professionnels des sciences sociales. La « scène intellectuelle » n’était finalement pas si homogène. Pourtant, comme l’expliquait au terme de la polémique Antoine Favron (Président des Rendez-vous) sur Mag’Centre : « Il ne s’est pas passé grand-chose il y a même des gens qui ont signé la pétition et qui sont venus quand même… »

Dans les Inrocks, leur « argumentation » saturée de poncifs « postmodernes » est caricaturale mais symptomatique d’un discours militant qui, se parant des atours de la philosophie, constitue le conformisme des milieux branchés. Retraçons brièvement les tenants et aboutissants d’un tel discours. Nous comprendrons alors pourquoi il ne s’est pas passé grand-chose.

Pour nos épigones de Foucault, Deleuze, Derrida, Bourdieu… notre champ sociétal est pétri de forces réactionnaires d’autant plus violentes qu’elles ne disent pas leur nom. La force réactionnaire sous couvert du Bien commun dresse les individus à entretenir le statu quo d’un discours dominant et écrasant les minorités. Les normes promues par notre société recouvrent la force d’inertie d’une idéologie du « réel », c’est-à-dire de la réalité de « ce qui est » et qui l’est toujours d’une manière « déterminée ». Déterminé, le « réel » l’est donc par des lois (économiques, biologiques, morales…) dont le réactionnaire se fait le gardien. En vue de s’instituer, toute norme tend par ailleurs à exclure a priori une part minoritaire traitée comme anormale. Pas de normalité sans anormalité. Pour le réactionnaire, puisque les choses sont ainsi « et pas autrement » (idéologie du « réel »), vouloir les changer paraîtrait pécher contre soi. Par contre, au regard du penseur militant (qui se veut marginal), les normes se révèlent alors « infondées », parce qu’en exigeant que les choses demeurent en l’état, elles reconnaissent en creux qu’il peut en être autrement et que le « réel » n’est donc pas déterminé. Le fait que les normes paraissent infondées justifie ainsi toute l’entreprise de « déconstruction » de nos soi-disant penseurs « postmodernes ».

Autrement dit, le rassemblement des citoyens autour du Bien commun dissimulerait le corsetage d’individus habitués sans le savoir à répéter un même modèle discursif. La norme ne serait jamais qu’un processus de standardisation par quoi ce qui ne va pas de soi s’institue en évidence et paraît alors indiscutable. « Résister » au « système » consiste alors à se rendre attentif à tout ce qui lui échappe et auquel il s’oppose — les exceptions, les situations-limites, les pratiques extrêmes ou minoritaires — pour en libérer toute la vie qui s’y trouve « en souffrance » précisément. D’où, chez nos postmodernes en herbe, tout un discours de la rupture afin qu’émergent de nouveaux champs de forces.

Aussi, la violence suscitée par leur appel au boycott est bien la preuve, pour nos militants indignés, que l’on se trouve en présence de forces réactionnaires qui refusent d’être appelées comme telles, parce que dire les choses, c’est déjà se poser des questions. Par conséquent, refuser de débattre avec Marcel Gauchet serait on ne peut plus « démocratique ». L’inertie ne peut en effet communiquer que la même inertie et rien d’autre ne peut être échangé avec elle. Accepter les règles du jeu, ce serait faire le jeu de l’ennemi. C’est en se coupant de l’espace circonscrit par ces forces d’inertie qu’une parole autre, singulière, pleine d’invention peut seulement surgir et nourrir l’esprit démocratique.

Cette rhétorique de la rupture et de la marginalité qui fascine tant les milieux branchés en mal d’anticonformisme, s’avère en réalité parfaitement sophistique. Avançons quatre raisons.

1) Le discours postmoderne entend mettre en lumière le caractère infondé de toute norme, mais il apparaît lui-même particulièrement normatif : « il faut se rebeller contre les forces de l’ordre ». D’où la nécessité d’exclure à son tour ce que cette rhétorique juge comme inacceptable.

2) Le discours postmoderne prétend nous libérer des normes en faisant valoir leur nature non transcendante. Elles ne tombent pas du ciel, elles sont le résultat d’une construction et peuvent donc être déconstruites. Passons sur ce qui justifierait le passage obligé de la construction à la déconstruction. Cette rhétorique raisonne simultanément en termes de forces anonymes : il n’y a pas d’intention personnelle qui présiderait à la construction des normes. Les individus en sont plutôt les instruments. Assimilées à des forces, les normes n’en paraissent donc pas moins transcendantes. Que l’on ait les yeux rivés au ciel des idées intemporelles ou que l’on soit retenu par un champ de forces historiques, par manque de repli possible, la conscience, c’est-à-dire ce qui est censé résister (par sa capacité à objecter), se volatilise ou s’écrase.

3) Le discours postmoderne cherche à se dégager de toute logique institutionnelle (alors que ces principaux représentants, cités supra, constituent de véritables « institutions » dans le discours universitaire). S’il est vrai que toute institution tend par nature à répéter mécaniquement les choses, il est un autre aspect essentiel dénié par nos contre-réactionnaires. Que les individus soient pris dans des logiques institutionnelles leur permet également de ne pas être directement confrontés les uns aux autres dans leur absolue singularité. L’institution est par nature le tiers qui permet aux individus de pouvoir échanger entre eux. Si dès la naissance je n’avais pas un pied dans l’institué (le langage, la famille, les rôles professionnels, la nation…) mon univers serait parfaitement étranger aux autres. L’institué, ce sont aussi les banalités et les lieux communs que nous répétons et que nous échangeons mais qui nous renvoient au partage d’un même monde.

Mettre un pied en dehors du pouvoir institué et instituant n’est donc pas la même chose que de sauter à pieds joints dans l’illusion du vide fictionnel où l’on peut tout dire à propos de n’importe quoi.

4) Ce qui se cache par conséquent derrière cette rhétorique de la « résistance » relève davantage d’une certaine forme de terrorisme intellectuel. Promouvoir la déconstruction de l’élément institutionnel ou normatif à la faveur de nouveaux espaces où toute force individuelle et créative se déploierait selon son propre style, revient à rêver d’une société parfaitement atomisée où de pures forces instables s’entrechoqueraient dans le chaos. (Rêve que traduit d’ailleurs un certain et prétendu « art » contemporain fasciné par la dissémination du « réel » à travers ses éclats et ses déchets.)

La philosophie, la vraie, quant à elle, ne se satisfait naturellement pas des normes instituées mais a pour tâche de les interroger et non de les détruire (comme si elle le pouvait) pour s’adonner aux vertiges de la fiction. Si, par ailleurs, la philosophie fait œuvre de composition, son aventure demeure interpellée par tout événement (le réel) qui la secoue et la met en branle. Or de la même manière qu’il bouleverse l’ordre institué des choses, tout événement m’arrache à la liquidation imaginaire des choses, supportée par un système de signifiants en roue libre où bruit quelque pseudo philosophie satisfaite d’elle-même. En somme, le fait qu’il puisse y avoir du réel mais que celui-ci soit aussi à penser continue d’échapper aux tenants de la postmodernité. Il s’agit là pourtant de la tâche originaire de la philosophie : prendre conscience — c’est-à-dire réaliser — qu’il y a quelque chose et non pas rien.

Interpellée par l’événement et contre la solidité institutionnelle, la philosophie interroge les choses ; contre leur liquidation de type postmoderne, elle les met en perspective à travers une composition qui garde un pied dans l’institué (à commencer dans une langue qui ne multiplie pas les idiomes ad nauseam). En faisant trembler les mots et leurs agencements usés par la tradition, le réel accueilli par la philosophie leur confère une nouvelle saveur telle que nous envisageons les choses autrement. À cet égard, la philosophie fait à son tour et à sa façon « événement » en interpellant une communauté de lecteurs mus par la patience et non par un besoin emprunté de jouer aux rebelles.

Le discours postmoderne, en tant que rhétorique contre-institutionnelle captive de sa propre inflation verbale, n’en demeure donc pas moins une institution mais une institution désormais fatiguée d’elle-même. À force de ressasser l’impossibilité de penser le « réel », ses membres engourdis forcent le trait de la répétition et la grossière caricature qui se dégage alors du vide ne prête plus qu’au sourire, au mépris ou encore à la mélancolie chez ceux qui avaient cru y voir, il y a quelques temps déjà, entre les lignes des prédécesseurs, les germes d’un renouveau philosophique. Ne s’est contractée que la mauvaise habitude de déconstruire dans tous les sens au lieu d’analyser.

S’il est vrai que la pensée est en crise (comme le pensait déjà Husserl), parler pour ne « rien » dire (dire l’innommable, ce qui échappe aux catégories de la pensée forcément « dominante ») constitue une bagatelle que les esprits exigeants ne peuvent plus, en principe, souffrir. Ne nous ne leurrons toutefois pas : la paresse intellectuelle est si bien installée dans l’âme humaine qu’il y aura toujours des universitaires pour céder aux oripeaux postmodernes et leurs brimborions d’étude. Mais ce serait également pécher par paresse que de ne pas croire que l’événement puisse résister de temps à autre, çà et là et de manière surprenante, aux bavardages qui le recouvrent. [1]

Timon de Bruxelles


[1] Ce texte a également été mis en ligne sur iPhilo le 2 janvier 2015.

Date de publication
vendredi 2 janvier 2015
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