Diariste plus talentueux – et plus venimeux – que les frères Goncourt ainsi que le montre le choix de pages de son Journal littéraire qui vient de reparaître en poche chez Gallimard dans la collection « Folio » (l’édition princeps, réalisée sous la direction du grand Pascal Pia, date de 1969), le romancier, chroniqueur littéraire et critique dramatique Paul Léautaud (1872-1956) fut durant trente-trois ans secrétaire général du Mercure de France, sans doute la revue littéraire parisienne la plus prestigieuse de l’entre-deux-guerres.
Misanthrope anarchiste et réactionnaire, sceptique et cynique, vachard et tendre (surtout envers les animaux – il en a recueilli des dizaines à la fois, chats, chiens, oie, singe…), animé d’un grand respect de l’ordre établi, d’une horreur du désordre et de la nouveauté, d’un dégoût du peuple qui tranchaient avec son mépris pour le patriotisme, la violence, la guerre, l’esprit de sacrifice et l’esprit grégaire, il fut un aristocrate des lettres comme il y en eut sous Louis XIV, s’exprimant sans ambages dans une langue belle et claire qui n’a pas pris une ride.
Il tint toute sa vie un journal littéraire dont le manuscrit, fort de plus de 10 000 pages, relate les grands événements et les petites choses de sa vie quotidienne, mais aussi ses rencontres et ses entretiens avec beaucoup de ce qui compta dans le monde arts et des lettres, Guillaume Apollinaire, Maurice Barrès, Julien Benda, Paul Claudel, François Coppée, Léon Daudet, Lucien Descaves, Pierre Drieu la Rochelle, Georges Duhamel, Gaston Gallimard, André Gide, Remy de Gourmont, Alfred Jarry, Ernst Jünger, Stéphane Mallarmé, Maurice et Roger Martin du Gard, François Mauriac, Octave Mirbeau, Marguerite Moreno, Jean Paulhan, Pablo Picasso, Mme Rachilde, Jules Renard, Jules Romains, Marcel Schwob, Paul Valéry… et même Stendhal qu’il avait connu dans sa jeunesse.
Son mépris du temps qu’il vivait, celui à ses yeux d’une décadence de l’esprit, s’exprima tous azimuts, si bien que tout le monde politique (ou presque, l’engagement de Charles de Gaulle à Londres durant la Seconde Guerre mondiale constitue une notable exception) en prit pour son grade : les antidreyfusards, le Front populaire, les francs-maçons, les Juifs, les résistants, les collaborateurs, les vichystes…
On se souvient surtout de lui en raison des 38 entretiens radiophoniques qu’il accorda à Robert Mallet en 1950-51, dans lesquels ils se révèle comme une sorte de Voltaire moqueur et sans pitié, à la voix éraillée et aux prises de position tranchées et passionnées, tout l’inverse d’un vieux monsieur aux idées d’un autre temps.
Ses dernières paroles avant de mourir auraient été : « Maintenant, foutez-moi la paix », et il a fait don des droits sur son œuvre à la Société Protectrice des Animaux qui en dispose jusqu’en 2035.
À la manière des jeunes, on peut dire que ce Journal, « c’est de la bombe ! ».
PÉTRONE
Journal littéraire par Paul Léautaud, Paris, Éditions Gallimard, collection « Folio » n°5580, juin 2013, 1 305 pp. en noir et blanc au format 10,7 x 17,7 cm sous couverture brochée en couleurs, 14,50 € (prix France)