Quand on prononce le nom de Stoclet, c’est bien souvent pour évoquer le « palais » éponyme de l’avenue de Tervuren qui défraie la chronique depuis plusieurs années. Ce bijou d’architecture, placé depuis 2009 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, est en effet au centre d’une querelle judiciaire entre quatre héritières du bâtiment et la Région de Bruxelles-Capitale à propos du classement et de la vente de son mobilier [1]. Une bien triste histoire qui rend la demeure, décorée notamment par Klimt, non visitable à l’heure actuelle. Faute d’entretien, la maison était d’ailleurs tombée dans un état de délabrement important avant que des travaux de rénovation y aient été entamés d’urgence pour parer au plus pressé [2].
Cependant, derrière le bâtiment, il y a surtout le nom d’une dynastie d’industriels belges dont Michel Dumoulin, professeur émérite d’histoire à l’UCL, en collaboration avec Pierre-Olivier Laloux, chercheur dans cette université, a livré une très complète biographie parue récemment aux Éditions Le Cri à Bruxelles.
Recherche fort aboutie par la qualité de sa documentation, composée de sources issues d’archives diverses conservées tant en Belgique qu’à l’étranger, enrichie d’une très large bibliographie ainsi que de témoignages oraux, ou –plus original – d’analyses graphologiques des lettres des Stoclet, l’ouvrage s’adressera tant au public familier de l’histoire économique et sociale des XIX et XXe siècles, qu’aux néophytes curieux.
Car c’est bel et bien une saga familiale hors du commun qui est retracée dans cet opus. Avec le patriarche Adolphe Ier, un fils de couteliers de Gembloux né en 1814, elle débute par l’histoire d’un « self-made man », jeune diplômé en droit de l’université de Liège qui entama sa carrière comme preneur de brevets, entre autres pour le compte de son beau-père, et termina sa vie à la tête d’une fortune considérable en tant qu’administrateur de différentes compagnies industrielles et commerciales, non sans avoir réalisé quelques transactions immobilières juteuses au passage, et construit l’immense domaine d’Ostemerée près de Dinant.
Elle se poursuivit avec Victor, un ingénieur qui prolongera l’œuvre paternelle dans l’administration de compagnies de chemins de fer, en Belgique et à l’étranger (notamment en Chine à la faveur de l’expansion commerciale belge en Extrême-Orient sous l’impulsion de Léopold II). À sa suite, ses deux fils Victor et Adolphe prendront la relève (ce dernier entrant un peu plus dans la légende en commandant à Hoffmann la villa de l’avenue de Tervuren), puis ses héritiers René et Philippe, celui-ci signataire de la préface de l’ouvrage.
Au fil des pages se démêlent les fils entrelacés de cette histoire de dynastie aux ramifications européennes par les différents mariages, d’amour ou de raison, qu’elle eut à célébrer. Comme dans toutes les familles, les relations entre les Stoclet furent tantôt cordiales et fraternelles, tantôt marquées du sceau de l’incompréhension, de la jalousie, voire de la haine entre père et fils, frères et beaux-frères, filles et belles-mères, cousins et cousines.
Sous les dorures des palaces ou autour des tables rondes des conseils d’administration, c’est donc une comédie humaine qu’on lira, celle d’une famille de riches capitalistes dans une Belgique qui ne doutait pas encore de sa puissance. L’ouvrage invite également au voyage, quand « Bruxelles rêvait », dans le Paris, le Milan, le Saint-Pétersbourg et la Vienne de la Belle Époque. Il révèle aussi comment la famille traversa avec plus ou moins de bonheur les deux guerres mondiales, ou géra les défis de la reconstruction économique européenne.
Une belle étude de ce « microcosme d’ambitions et de passions », qui reflète bien les relations complexes entretenues au sein des réseaux économiques et politiques entre hommes et femmes, autour de l’ambition, de l’argent et du pouvoir…
EUTROPE
Les Stoclet, microcosme d’ambitions et de passions par Michel Dumoulin avec la collaboration de Pierre-Olivier Laloux, préface de Philippe Stoclet, Bruxelles, Éditions Le Cri, collection Belgique Europe Outre-mer, novembre 2011, 536 pp. en noir et blanc au format 15,5 x 24 cm sous couverture brochée en quadrichromie, 30 €.
[2] Voir l’article de Guy Duplat, « La saga du palais Stoclet », dans La Libre Belgique du 27/07/2009 et, du même auteur, « Le palais Stoclet a cent ans mais reste fermé », dans La Libre Belgique du 7/01/2011 ; voir également l’ouvrage que nous recensons, aux pages 444 à 448.