Une œuvre à la dynamite !

Fort justement couronné en 2011 par le grand prix du roman de l’Académie française, le Retour à Killybegs du journaliste Sorj Chalandon – après être longuement passé par Libération, il collabore désormais à l’excellent Canard enchaîné – paru aux Éditions Grasset à Paris constitue une œuvre littéraire majeure, à l’instar du Trêtre de Vladimir Volkoff [1] qui abordait une problématique similaire quoique traitée différemment.

Grand connaisseur des coups fourrés de l’histoire (ses reportages sur l’Irlande du Nord et le procès Klaus Barbie lui ont valu le Prix Albert-Londres en 1988), Sorj Chalandon s’est fondé sur un double vécu personnel, le sien propre et celui d’un vieil ami, pour rédiger un texte époustouflant de maestria littéraire [2] et psychologique.

Écoutons-le :

« Une nuit de décembre 2005, j’ai écrit le mot effroi sur mon carnet. Le premier qui m’est venu. Je l’ai entouré de dizaines de cercles noirs, jusqu’à ce que le papier cède. Je venais d’apprendre que Denis [3], un ami irlandais, trahissait son pays depuis 20 ans. Et son combat, et sa famille, et tous ceux qu’il avait serrés dans ses bras. « Effroi », ce fut le premier mot. Il a donné naissance à Mon traître, publié chez Grasset en 2008.

Ce livre était un roman. Un masque. J’avais vieilli mon traître, changé son histoire. Je lui avais sculpté un autre visage, donné un autre regard que le sien. Et moi, je m’étais fait luthier. Pas journaliste. Surtout pas. Qu’est-ce qu’un journaliste pouvait bien faire dans une histoire d’amour ? (…), j’ai ainsi raconté l’histoire de Tyrone l’Irlandais.

En secret aussi, j’essayais de comprendre, d’accepter, de ne pas cesser de l’aimer. Avec la trahison, la confiance était pourtant morte, et aussi l’amitié, la dignité et tellement de certitudes. Quatre mois plus tard, Denis était assassiné. Alors j’ai tué [mon] Tyrone à sa suite.

Après la publication de Mon Traître, le tombeau est resté ouvert. J’avais écrit Tyrone pour pleurer Denis mais soudain, les deux fantômes me demandaient des comptes. Le vrai, abattu au fusil de chasse. L’autre, à peine masqué par mes mots. Je n’avais pourtant pas condamné mon traître et Antoine n’avait pas jugé le sien. J’avais essayé de les écouter, de les regarder, de les comprendre. Mais cela n’a pas suffit à leur repos. Et je n’étais pas apaisé.

Quelque chose manquait à la cérémonie des adieux. (…)

Pour écrire Retour à Killybegs, je me donc suis glissé deux ans dans la peau du traître. Il est le narrateur de ce roman. Il raconte son enfance misérable, les coups du père, les bombes allemandes, les balles anglaises, son amour de république, la première arme au creux de sa main, les humiliations, les privations, l’extrême violence, ses jours et ses nuits de cachot. Il raconte sa trahison. Le piège anglais refermé sur sa gorge. L’argent ennemi glissé dans sa poche. Sa crainte de mourir, sa terreur de vivre. Cette communauté qui était la sienne, ces amis devenus étrangers, cette fraternité qu’il frappe dans le dos. Il raconte une vie sans sommeil, sans appétit, sans goût, sans couleur, sans plus rien. Il raconte sa femme, qui dort à ses côtés et ne se doute pas. Il raconte son fils si fier de lui. Il raconte sa terre devenue grise, son ciel passé au noir, la pluie qui ne le quitte plus. Il raconte son drapeau délavé, sa république blessée. Il raconte l’Irlande brusquement hostile. Il raconte sa peur de traître, sa solitude de traître, son désarroi de traître. Et je l’accompagne jusqu’au bout de sa nuit.

Dans Mon traître, je demandais au lecteur de partager la douleur du trahi. Dans Retour à Killybegs, je lui offre de partager l’effroi de la trahison. »

On ne saurait mieux dire…

Ni mieux faire !

PÉTRONE

Retour à Killybegs par Sorj Chalandon, Paris, Éditions Grasset, août 2011, 334 pp. en noir et blanc au format 14 x 20,5 cm sous couverture brochée en couleurs, 20 € (prix France)


[1] Paru chez Julliard/L’Âge d’Homme en 1983). Le pitch : « Le gouvernement totalitaire d’un pays slave essaye depuis deux générations de détruire la foi religieuse du peuple. Les brimades quotidiennes ne réussissent pas mieux que les persécutions les plus sanglantes. Un seul moyen : introduire dans l’Église un agent qui deviendra un prêtre et qui la torpillera de l’intérieur. Le lieutenant Grigori, agent d’un service qui ressemble au KGB, reçoit cette mission. Mais vingt ans de prêtrise transforment un homme. Et les impératifs politiques ont changé, eux aussi. Grigori, qui a accepté sa mission par haine d’un prêtre par la faute de qui sa mère est morte, affrontera le martyre en essayant de ne rien brûler de ce qu’il a adoré, même s’il adore ce qu’il a brûlé ». (http://www.laporterie.com/p9419-tretre-par-vladimir-volkoff.htm)

[2] Nous insistons sur ce point…

[3] Il s’agit de Denis Donaldson (1950-2006), volontaire de l’IRA et membre important du Sinn Féin, impliqué en 2002 dans l’affaire du Stormontgate – des écoutes étaient opérées par les services de renseignement britanniques au sein des bâtiments du parlement nord-irlandais. Il avait été recruté par le MI5 ainsi que par la tristement célèbre Special Branch des services de police d’Irlande du Nord et il fut dénoncé comme traître par Gerry Adams le 16 décembre 2005 avant d’être assassiné par une branche dissidente de l’IRA le 4 avril 2006.

Date de publication
samedi 26 novembre 2011
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