L’article ci-dessous a paru dans la newsletter de novembre 2011 des guides gastronomiques belges DELTA avant d’avoir été mis en ligne sur leur site (www.deltaweb.be) :
Dans le magnifique album intitulé Portraits légendaires du jazz qui vient de paraître aux Éditions Tana à Paris, le journaliste spécialisé Pascal Anquetil se penche sur les grands artistes de cet art musical majeur et révolutionnaire qui « a bouleversé et incendié tout le XXe siècle ».
Pour cela, il a procédé à un découpage non chronologique qui permet de croiser les destins et les œuvres de 70 jazzmen et ladies de légende [1] dans des textes brefs servant de miroir au visage de chaque artiste, photographié en noir et blanc.
Un superbe voyage dans les yeux du New Orleans et du free en passant par le swing, le be-bop, le cool ou le jazz-rock !
PÉTRONE
Portraits légendaires du jazz par Pascal Anquetil, Paris, Tana éditions, septembre 2011, 222 pp. en noir et blanc au format 27 x 29,5 cm sous couverture cartonnée et jaquette en noir et blanc, 45 € (prix France)
Pour vous, nous avons recopié dans ce bel ouvrage le portrait suivant :
COUNT BASIE
Né le 21 août 1904 à Red Bank (États-Unis)
Mort le 26 avril 1984 à Hollywood (États-Unis)
Avec un mélange d’affection et de plaisanterie, ses musiciens s’amusaient à l’appeler « Holy Man ». Count Basie, « Saint Homme » ? Pourquoi pas ? Avec son blazer et sa casquette de yachtman, ce sacré petit homme, tout en rondeur et nonchalance, la paupière lourde, est sans aucun doute celui qui, pendant des décennies, avec cet air d’indifférence aristocratique, incarnera le mieux une certaine éternité du jazz. Meneur d’hommes à l’autorité bienveillante, il sera, après Duke Ellington, anobli par ses pairs en « comte » de « la plus profonde des musiques légères ».
C’est une évidence : aimer le jazz et Basie, c’est la même chose. On a souvent dit que son orchestre était une explosive « usine à swing ». C’est vrai, mais c’était plus encore : un organisme vivant, un monument d’équilibre et de force tranquille. À la base, il y a d’abord un « phrasé de masse ». Un son puissant, accrocheur et généreux, aux arêtes vives, toujours marqué au coin magique du blues de Kansas City. Le tout est propulsé par une rythmique de haute précision qui marque les quatre temps avec une légèreté toute féline. Un tapis roulant, souple comme du cuir, laineux comme une moquette, qui avance imperturbablement sous les blocs coupants des cuivres et la vague cotonneuse des saxophones. Et, au milieu, indispensable, trône Freddie Green, le fidèle horloger qui, avec sa guitare posée sur les genoux, décide du juste tempo sur lequel tous les autres musiciens doivent se régler.
Basie a appris à ses hommes le secret du jeu collectif et de la précision inflexible. La pratique des arrangements « de tête » (oraux) ajoute à la spontanéité et à la complicité de sa musique. Fondés sur des « riffs », ces petites phrases réitérées et reprises à plusieurs coups, les arrangements sont toujours construits pour faire monter la tension. Face à cet édifice simple dont la force réside dans une mise en place impeccable, les solistes peuvent prendre leur élan et donner libre cours à leur imagination. Count, le « sorcier du tempo », selon Quincy Jones, sait d’instinct donner la pulsation idéale à chaque morceau. Ainsi, un jour, Neal Hefti apporte en studio l’arrangement d’une composition qu’il souhaite ultrarapide. Après quelques mesures, Basie interrompt l’orchestre, claque des doigts et chante le thème quatre fois moins vite, comme dans un ralenti de cinéma. C’est Li’l Darlin’ le plus grand « tube » basique » !
On l’oublie trop, Count Basie fut aussi « le » pianiste de l’orchestre. On l’a dit « économe ». Il serait plus pertinent d’affirmer qu’il fut prodigue en… silences. Comme personne, il avait compris l’art « taoïste » de la litote et de l’ellipse. « Je joue juste une ou deux notes sans me soucier d’en faire plus ». Le miracle toujours recommencé, c’était qu’avec deux doigts et trois notes, le Count savait donner plus de musique que tous les speedés du clavier. Il lui suffisait simplement de faire « clink, clink, clink » et c’était le bonheur. One More Time…