Laurent Lemire, dans Les savants fous publié par les Éditions Robert Laffont à Paris, se penche avec délectation sur quelques-uns des innombrables dingos que l’on peut croiser au cœur du monde scientifique pris dans son acception la plus pointue…
Comme, par exemple, ce mathématicien de la Renaissance qui, ayant calculé la date de sa mort et ne voyant rien venir ce jour-là, se suicida pour ne pas perdre la face – et donc confirma sa prédiction… –, ou son confrère d’aujourd’hui qui réserve toujours deux chambres à l’hôtel – une pour lui, une pour son fantôme ; ou comme ce schizophrène qui a reçu en 1994 le prix Nobel d’économie, alors que quelques années plus tôt, il se prenait pour l’empereur de l’Antarctique ; ce médecin qui préconisait la marche à reculons pour régler les problèmes sociaux ; cet autre qui s’acharna à démontrer que le Christ était un paranoïaque issu d’une famille alcoolique ; ce moine qui inventa des machines volantes dans une geôle du Moyen Âge ou encore ce physicien qui a disparu dans une autre dimension…
Quant à l’homme le plus intelligent du monde actuel, Grigory Perelman, un Russe né en 1966, il a démontré l’exactitude de la fameuse conjecture de Poincaré (« une forme quelconque peut constituer une sphère à trois dimensions »). En conséquence, en 2006, il a obtenu la médaille Fields – considérée comme le prix Nobel de mathématiques –, ainsi que, en 2010, le prix du millénaire décerné par l’Institut de mathématiques Clay à Boston, alors que c’est un « geek » aux allures de Raspoutine vivant dans la misère et dans la crasse avec sa vieille maman, qui a refusé la médaille et le million de dollars lié à sa découverte et qui ne publie ses travaux que sur Internet…
D’Archimède à nos jours, en passant par le physicien anglais Newton, les mathématiciens français Chasles (qui, grand collectionneur d’autographes, acheta à prix d’or une lettre de Cléopâtre à César rédigée en vieux français…) et américain Post (qui écrivit dans son journal, en date du 3 novembre 1950 : « Je crois que New York risque d’essuyer un bombardement atomique cette nuit, je ne pense pas que cela affectera ma santé »), voici donc une histoire délirante des sciences ressuscitant des personnages fantasques, bizarres et surprenants, qui ont tout bousculé, fait rire ou scandalisé, mais dont chacun a participé, à sa manière, à la grande aventure collective du progrès…
PÉTRONE
Les savants fous par Laurent Lemire, Paris, Éditions Robert Laffont, février 2011, 240 pp. en noir et blanc au format 13,5 x 21,5 cm sous couverture brochée en bichromie, 19 € (prix France)
Pour vous, nous avons recopié dans cet ouvrage déridant le portrait suivant :
En arrière, toute !
Dans cette galerie des grands illuminés, P. dit F. Lutterbach est le plus cintré. On ne sait pas s’il était médecin, ni même s’il se cachait sous un pseudonyme. En 1850, cet « homme encore vert, aux dehors un peu grêles, à l’œil un peu enfoncé, mais au sourire des plus aimables » publie un ouvrage dont le titre à rallonge donne le contenu et l’étendue de sa pathologie. Révolution dans la marche ou Cinq Cents Moyens naturels et infaillibles pour trouver le confortable, dans les différentes manières de marcher ; user sa chaussure selon sa volonté, ne pas la déformer, éviter les cors aux pieds ; ne pas se fatiguer en marchant, ainsi qu’en travaillant ; marcher avec assurance sur les chemins glissants ; ne pas se crotter, ou si l’on se crotte par une marche forcée, se décrotter à sec par un exercice agréable sans faire de poussière et sans détériorer l’étoffe ; redresser par la marche la démarche des boiteux, y compris jeux et exercices hygiéniques pour les personnes délicates de tout âge, conserver la vue et lui donner la force de soutenir l’éclat du soleil sans la fatiguer, enfin contribuer puissamment à sa santé, modérément à sa gaîté et quelque peu à sa beauté, rien que par son propre mouvement. Ouf !
La grande idée de Lutterbach, la seule, c’est la marche. Il s’est même fait une spécialité de la marche… en arrière. Pour le bien nommé Lutter(back), cette méthode est susceptible de régler bien des problèmes de santé, sans compter les problèmes sociaux. « L’idée de marcher en arrière peut paraître étrange au caractère français, et ne devoir présenter aucune importance. Cependant, si l’on se reporte aux temps de notre plus grande gloire militaire, on verra que quelques-uns de nos généraux de l’Empire se sont immortalisés en faisant des retraites savantes. On concevra toute l’importance que l’on doit apporter dans l’exercice de la marche en arrière, en considérant qu’en cas de retraite, plus en marchant l’on pourra faire face à l’ennemi, plus tôt on sera prêt pour saisir le moment de l’attaque. » On dirait du Pierre Dac. Sauf que l’humour et le non-sens sont ici involontaires, ce qui est encore plus drôle.
Cette amélioration du monde par la marche en arrière, Lutterbach ne la conçoit pas qu’en temps de guerre. « Indépendamment de l’utilité qu’il y aurait à améliorer la marche en arrière pour les temps de guerre, qui pour le bien de l’humanité ne devraient plus se représenter, ne serait-elle pas aussi fort utile en temps de paix ? En effet, n’avons-nous pas vu des officiers de la garde nationale, peu exercés aux évolutions militaires, qui au détour des rues, marchant en arrière pour commander cette manœuvre à leur troupe, ont donné du talon contre le trottoir, et après avoir fait de vains efforts pour se retenir, se sont vus forcés de perdre l’équilibre. »
Pour ce doux dingue, l’équilibre du monde pourrait venir de notre capacité à aller de l’avant, mais à reculons…