Dans Vous ne connaissez rien de moi, Prix Stanislas 2023 du meilleur premier roman de la rentrée littéraire, la Chartraine Julie Héraclès s’est inspirée avec un talent immense de La Tondue de Chartres, une photo de Robert Capa[1] prise le 16 août 1944 dans une rue de la cité d’Eure-et-Loir au moment de sa libération.
On y voit une jeune femme rasée et marquée au fer rouge sur le front qui serre contre elle un nourrisson. Elle est conspuée par une foule qui l’entoure.
Publié dans le magazine américain Life le mois suivant, puis repris dans de nombreux journaux, ce cliché mondialement connu est devenu emblématique de l’épuration sauvage en France à la Libération.
Car à la Libération de ce pays, tout comme en Belgique d’ailleurs, et avant que les cours de justice et les chambres civiques ne soient créées et installées, les « résistants » de la vingt-cinquième heure et la populace, à la faveur des mouvements de foule où la joie, le désir de vengeance et les règlements de comptes se mêlaient, s’en sont pris aux collaborateurs et à ceux qu’ils considéraient comme tels.
Quant aux femmes ayant collaboré ou couché avec des Allemands, elles furent arrêtées, tondues et exposées dans les villes. Certaines furent torturées, violées ou même assassinées.
La femme tondue sur la photo de Robert Capa est Simone Touseau, une jeune Chartraine de 23 ans, et le bébé qu’elle tient dans les bras est sa fille Catherine, née quelques mois plus tôt de sa relation avec un soldat allemand.
À partir de ce document, Julie Héraclès imagine les réactions et les pensées de la jeune femme (une adolescente nommée Simone Grivise dans son ouvrage) face à l’indignité de ses bourreaux ivres de bêtise et de méchanceté et décrit sa résistance devant leurs exactions forgées dans une haine à la fois politique, morale, sociale et économique, mais aussi et probablement surtout sexuelle et sexiste, tout en narrant par le menu les tours, contours et détours collaborationnistes, mais aussi amoureux pour le bel Otto Weiss, qui l’ont menée au pilori.
Il s’agit d’un roman, c’est-à-dire une œuvre de fiction volontairement éloignée de la réalité des faits, écrit dans le but, ici atteint avec force et brio, de se pencher sur les élans d’injustice lies à la vindicte populaire et sur les passions malsaines que charrie la plèbe.
Quant à la réalité historique, la voici, plutôt sordide, elle aussi :
Simone Touseau est née en 1921 à Chartres, fille cadette d’un couple de tenanciers d’une crèmerie-poissonnerie qui périclita en 1935 en raison de la Grande Dépression[2] (le père fut réduit à l’état de manœuvre).
Rongés par la frustration et la haine du Front populaire, ses parents développèrent des idées ouvertement d’extrême droite (antisémites, anti-anglaises).
Simone a suivi ses études dans une école catholique. Brillante élève, elle décrocha son baccalauréat en 1941 à une époque où seulement 5 % des filles le passaient.
Ayant appris l’allemand, elle postula un poste de secrétaire-traductrice à la Kommandantur de Chartres où elle fut engagée et affectée à la caserne Marceau.
Elle y fit rapidement la connaissance d’un soldat allemand, Erich Göz (Otto dans le roman), âgé alors de 32 ans, qui gardait ses distances vis-à-vis du national-socialisme. Issu de la bourgeoisie protestante d’une petite ville du Bade-Wurtemberg, il avait travaillé comme bibliothécaire avant-guerre après des études de sciences humaines. À Chartres, il était responsable de la librairie de l’armée allemande.
Les deux jeunes gens tombèrent amoureux et entamèrent une relation non cachée : ils s’affichaient ensemble dans les rues de la ville et Göz se rendait quotidiennement chez les Touseau.
Simone Touseau se lia aussi à cette époque avec Ella Amerzin-Meyer, une Suissesse alémanique qui s’était installée à Chartres à la suite de son mariage avec Georges Meyer, un pilote français, héros de la Première Guerre mondiale. Elle avait fréquenté les Allemands dès leur arrivée à Chartres et avait divorcé de son mari. Elle leur servait d’interprète et travaillait pour le Sipo-SD, la police de sûreté et de renseignement allemande (dont faisait partie la Gestapo), traduisant des interrogatoires de détenus, voire y participant. Elle proposa à Simone de la remplacer pendant son congé de maternité, son poste étant mieux rémunéré que celui qu’elle occupait à la caserne Marceau.
À l’automne 1942, Göz fut muté sur le front de l’Est. Il débuta alors une correspondance avec Simone. Au printemps 1943, celle-ci adhéra au Parti populaire français, le parti collaborationniste de Jacques Doriot[3].
Blessé durant cette même année, Erich Göz fut hospitalisé à Munich. Simone postula alors au STO[4], et réussit à se faire envoyer dans cette ville, pour travailler chez BMW. Elle rendit alors régulièrement visite à Göz. Elle tomba enceinte de lui et il souhaita alors reconnaître l’enfant et épouser Simone, mais il se heurta au refus de l’administration allemande qui voyait d’un mauvais œil ce type de relations avec les travailleurs étrangers.
Lorsque sa grossesse devint visible, Simone Touseau fut renvoyée en France, en novembre 1943, et son père manqua de la tuer pour avoir sali l’honneur de la famille. Elle accoucha le 23 mai 1944 d’une petite fille qu’elle prénomma Catherine. Erich Göz, lui, avait été renvoyé sur le front de l’Est où il mourut le 8 juillet 1944 près de Minsk en Biélorussie.
Quelques jours après avoir été tondues et exposées à la vindicte populaire, Simone Touseau et sa mère Germaine furent accusées d’avoir dénoncé cinq habitants de leur quartier.
Dans la nuit du 24 au 25 février 1943, le Sipo-SD avait arrêté cinq chefs de famille et les avait accusés d’être des « ennemis de l’Allemagne » et d’écouter la BBC. Déportés au camp de Mauthausen en Autriche, deux y moururent.
Le 6 septembre 1944, les deux femmes furent incarcérées à la prison de Chartres, puis au camp de Pithiviers dans le Loiret. Georges Touseau, présenté « comme un brave homme qui ne savait pas tenir les femmes de sa maison », fut laissé libre ainsi qu’Annette, la sœur aînée de Simone. Mais les quatre membres de la famille furent inculpés d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État », un crime passible de la peine de mort.
Le 1er mars 1945, Simone et sa mère furent ramenées à Chartres pour leur procès. Leur avocat fit traîner la procédure jusqu’au printemps 1946. Or, depuis le 15 janvier 1946, les jugements n’étaient plus rendus à Chartres, mais à Paris où les verdicts s’avéraient plus cléments. Le dossier Touseau fut donc transféré à un tribunal parisien.
Simone Touseau se défendit en accusant son ancienne amie, Ella Amerzin-Meyer, expliquant qu’elle lui avait dit : « Je suis bien contente, car je suis débarrassée de ces gens qui ne m’appelleront plus ni espionne ni boche ». Ella Amerzin-Meyer avait fui Chartres avec les Allemands dès le 15 août 1944. Après une longue instruction, le 26 novembre 1946, la cour releva l’insuffisance de charges et relaxa les deux femmes alors retenues à la prison de la Roquette à Paris. Elles furent libérées le lendemain. C’est pendant son incarcération que Simone Touseau apprit la mort d’Erich Göz.
Bien que libre, elle fut encore traduite devant une chambre civique et, le 8 mars 1947, elle fut condamnée à dix ans d’indignité nationale, mais le tribunal la dispensa de l’interdiction de séjour.
La famille Touseau quitta néanmoins Chartres et s’installa à 40 kilomètres de là, à Saint-Arnoult-en-Yvelines. Simone trouva un emploi dans une pharmacie et se maria en novembre 1954 à un comptable avec qui elle a eu deux enfants. Dans les années 1950, elle se rendit plusieurs fois avec son premier enfant à Künzelsau, pour voir la famille Göz. Ses visites et son passé finirent par se savoir à Saint-Arnoult. Elle perdit alors son travail, sa famille se brisa, puis elle sombra dans l’alcool et la dépression. Elle mourut en 1966, à 44 ans.
Ella Amerzin-Meyer fut quant à elle condamnée à mort par contumace par la Cour de justice de la Seine pour « intelligence avec l’ennemi ».
Extradée d’Allemagne et écrouée à la prison de la Roquette à Paris le 27 septembre 1947, elle fut rejugée et condamnée le 29 avril 1950 aux travaux forcés à perpétuité, mais la sentence fut annulée un mois plus tard. En effet, elle ne pouvait pas être condamnée pour « intelligence avec l’ennemi », car elle avait pris la nationalité allemande en mai 1944. Elle fut relâchée et repartit vivre en Allemagne où elle mourut centenaire dans la région de Hanovre[5].
PÉTRONE
Vous ne connaissez rien de moi par Julie Héraclès, Paris, Éditions JC Lattès, septembre 2023, 381 pp. en noir et blanc au format 13 x 20,4 cm sous couverture brochée en bichromie et bandeau en couleurs, 20,90 € (prix France)
[1] Robert Capa, pseudonyme d’Endre Ernő Friedmann, né le 22 octobre 1913 à Budapest et mort le 25 mai 1954 en Indochine, était un photographe et un correspondant de guerre hongrois. Il a couvert les plus grands conflits de son époque et fut l’un des fondateurs de la coopérative photographique Magnum, première de ce genre à voir le jour. Il a entretenu une relation amoureuse avec Ingrid Bergman et une longue amitié avec Ernest Hemingway, qui s’est inspiré des photos de Capa pour écrire le livre Pour qui sonne le glas (1940) fortement inspiré de son vécu de journaliste pendant la guerre civile espagnole, dont il fait revivre l’ambiance.
[2] La Grande Dépression ou « crise économique des années 1930 », dite encore « crise de 1929 », est une longue phase de crise économique et de récession qui a frappé l’économie mondiale à partir du krach boursier américain de 1929 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
[3] Jacques Doriot, né à Bresles dans l’Oise le 26 septembre 1898 et mort à Mengen, dans le Wurtemberg (Allemagne), le 22 février 1945, était un homme politique, journaliste et collaborationniste français. En 1936, après son exclusion du Parti communiste, il fonda le Parti populaire français (PPF) et prit position contre le Front populaire. Durant la Seconde Guerre mondiale, Doriot fut un partisan radical de la collaboration et contribua à la création de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF). Il combattit personnellement sous l’uniforme allemand sur le front de l’Est, avec le grade de lieutenant. À la Libération, en 1944, il se réfugia en Allemagne et tenta de mettre en place un « Comité de libération française ». Il mourut lors du mitraillage de sa voiture par deux avions en maraude. Les circonstances de sa mort sont l’objet de controverses. Selon certaines thèses, il aurait été victime de divergences entre les nazis, mais les historiens penchent plutôt pour l’action d’avions alliés.
[4] Instauré en février 1943, le Service du travail obligatoire (STO) ordonna et organisa, durant l’occupation de la France par l’Allemagne nazie, la réquisition et le transfert vers l’Allemagne de centaines de milliers de travailleurs français contre leur gré, afin de participer à l’effort de guerre allemand.
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Tondue_de_Chartres