Poétesse et essayiste, Jeanine Moulin (née Jeanine Rozenblat le 10 avril 1912 à Bruxelles et y décédée le 18 novembre 1998), par ailleurs l’épouse de Léo Moulin[1] et la mère du compositeur Marc Moulin[2], avait décroché en 1932 une licence de philologie romane à l’Université libre de Bruxelles.
Ses premiers travaux ont porté sur l’exégèse de textes de Gérard de Nerval (Les Chimères de Gérard de Nerval, 1937), et Guillaume Apollinaire (Manuel poétique d’Apollinaire, 1939). À partir de 1947, elle fit paraître des recueils de poésie, tout en reprenant ses travaux sur Nerval, et en s’attachant également à des personnalités féminines auxquelles elle consacra des essais, Marceline Desbordes-Valmore en 1955 (qui reparaît ces jours-ci sous la forme d’un e-book) et Christine de Pizan en 1962. Elle a également retenu l’attention en 1981 par une anthologie de la poésie féminine, Huit siècles de poésie féminine, du XIIe siècle à nos jours (ces trois ouvrages ayant paru chez Pierre Seghers à Paris).
Elle fut élue le 13 novembre 1976 à l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique où elle succéda au poète Lucien Christophe (1891-1975) dans le fauteuil n° 10.
Dans son Marceline Desbordes-Valmore, consacré à l’œuvre de la première femme qui intégra la prestigieuse collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Pierre Seghers, Jeanine Moulin se penche avec beaucoup de science, de sagacité, de style et d’intuition sur la vie et les écrits d’une poétesse du nord de la France qui vécut jusqu’à l’extrême toutes les expériences que lui apporta le destin, fort nombreuses : celles de l’enfance ballottée, du succès théâtral, de la misère continue, du mariage malheureux, de l’amour adultère, des passions sensuelles, de la maternité tragique, de l’amitié profonde, de la chaleur solidaire, de la maladie lancinante et de la mort aux aguets, puis de la quête éperdue de Dieu – une diversité dont on ne rencontre que peu ou pas d’équivalent dans la poésie féminine.
Marceline Desbordes-Valmore (Douai, 1786 – Paris, 1859) était la fille d’un peintre en armoiries, devenu cabaretier à Douai après avoir été ruiné par la Révolution française.
Fin 1801, après un séjour à Rochefort et un autre à Bordeaux, sa mère et elle, fuyant la misère, embarquèrent pour la Guadeloupe afin de chercher de l’aide chez un cousin aisé installé là-bas, mais dont la situation financière se révéla moins bonne qu’attendu. En mai 1803, la mère de Marceline mourut de la fièvre jaune et la jeune fille rentra en France où elle devint comédienne dès l’âge de seize ans.
Elle joua au théâtre à l’italienne de Douai, à Lille, à Rouen (grâce à sa rencontre avec le compositeur liégeois Grétry[3]) et à Paris. Comédienne, chanteuse et cantatrice, elle se produisit non seulement au théâtre de l’Odéon et à l’Opéra-Comique à Paris, mais aussi au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, où elle incarna en 1815 le personnage de Rosine dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais.
Entre 1808 et 1812, elle interrompit temporairement ses activités au théâtre, durant sa liaison avec Eugène Debonne, issu d’une famille de la bonne société rouennaise. Un fils, Marie-Eugène, naquit de leur relation. Mais après que la famille Debonne eut refusé l’union d’un de ses membres avec une ancienne comédienne, Marceline Desbordes quitta définitivement son amant et reprit le chemin du théâtre, à l’Odéon puis à la Monnaie à Bruxelles. C’est là, en 1816, que s’éteignit le petit Marie-Eugène, âgé de presque six ans.
En 1817, Marceline Desbordes se maria avec un acteur, Prosper Lanchantin, dit Valmore, rencontré alors qu’elle jouait à Bruxelles. Elle aura quatre enfants de lui : Junie (née en 1818) meurt en bas âge ; Hippolyte (1820-1892) qui sera le seul à survivre à sa mère ; Hyacinthe (1821-1853), dite Ondine, qui composa des poèmes et des contes avant de mourir à l’âge de 31 ans (ce fut vraisemblablement la fille de l’amant de Marceline Desbordes-Valmore, Henri de Latouche, dont le souvenir passionné hantera toute son œuvre) ; Inès (1825-1846), qui mourut à l’âge de 21 ans.
Marceline Desbordes-Valmore en 1833, lithographie de Baugé.
En 1819, Marceline Desbordes-Valmore publia son premier recueil de poèmes, Élégies et Romances, qui attira l’attention et lui ouvrit les colonnes de différents journaux, comme le Journal des dames et des modes, l’Observateur des modes et La Muse française. En 1820, parurent les Poésies de Mme Desbordes-Valmore.
Le couple s’installa ensuite à Lyon et Marceline Desbordes-Valmore continua de voir Henri de Latouche et entretint avec lui une relation épistolaire soutenue.
Après 1823, elle abandonna définitivement le théâtre pour se consacrer à l’écriture. Ses ouvrages les plus importants sont les Élégies et poésies nouvelles (1824), Les Pleurs (1833), Pauvres fleurs (1839) et Bouquets et Prières (1843).
Extrait :
LES SÉPARÉS
N’écris pas. Je suis triste, et je voudrais m’éteindre.
Les beaux étés sans toi, c’est la nuit sans flambeau.
J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre,
Et frapper à mon cœur, c’est frapper au tombeau.
N’écris pas !
N’écris pas. N’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu. qu’à toi, si je t’aimais !
Au fond de ton absence écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais.
N’écris pas !
N’écris pas. Je te crains ; j’ai peur de ma mémoire ;
Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écriture est un portrait vivant.
N’écris pas !
N’écris pas ces doux mots que je n’ose plus lire :
Il semble que ta voix les répand sur mon cœur ;
Que je les vois brûler à travers ton sourire ;
Il semble qu’un baiser les empreint sur mon cœur.
N’écris pas !
Elle composa aussi des nouvelles et rédigea des Contes pour enfants, en prose et en vers. En 1833, elle publia un roman autobiographique, L’Atelier d’un peintre, dans lequel elle mettait en évidence la difficulté pour une femme d’être pleinement reconnue comme artiste.
Elle a par ailleurs écrit en picard. En 1896, un imprimeur de Douai rassembla ces textes dans un volume appelé Poésies en patois.
Atteinte d’un cancer en 1856, Marceline Desbordes-Valmore mourut à Paris, le 23 juillet 1859, dans sa dernière demeure du 59, rue de Rivoli, après avoir survécu aux décès de presque tous ses enfants, de son frère Félix et de maintes amies. Elle fut surnommée « Notre-Dame-des-Pleurs » en raison des nombreux drames qui jalonnèrent sa vie. Elle est inhumée à Paris dans la 26e division du cimetière de Montmartre.
Ses œuvres poétiques, dont le lyrisme et la hardiesse de versification furent remarqués à l’époque par Victor Hugo, Honoré de Balzac, Charles Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Paul Verlaine et Sainte-Beuve, influencèrent par la suite celles d’Anna de Noailles, Renée Vivien, Cécile Sauvage, Marie Noël ou encore Louis Aragon[4].
Quant à l’essai de Jeanine Moulin, qui reproduit dans sa fin de nombreux extraits de poèmes de Marceline Desbordes-Valmore, dont certains peu accessibles en librairie ou en bibliothèque, il constitue un modèle consommé de ce que bien des travaux universitaires ont perdu par la sécheresse de leur approche et l’hermétisme de leur jargon : un ouvrage de vulgarisation dans toute la noblesse pédagogique de l’acception du terme !
PÉTRONE
Marceline Desbordes-Valmore par Jeanine Moulin, Paris, Éditions Seghers, collection « Poètes d’Aujourd’hui », août 2022 [1955], e-book (Epub3), 176 pp. en noir et blanc sous couverture en couleurs et à rabats, 9,99 € (prix France)
[1] Léo Moulin était un sociologue et écrivain belge de langue française, né le 25 février 1906 à Bruxelles et décédé dans la même ville le 8 août 1996. Diplômé de l’Université libre de Bruxelles, il fut professeur à l’Université catholique de Louvain et aux Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur ainsi qu’au Collège d’Europe à Bruges. Il fut aussi président de l’Institut belge de science politique et vice-président de la Fédération internationale de la presse gastronomique et du vin.
[2] Marc Moulin, né à Ixelles le 16 août 19421 et mort le 26 septembre 2008, est un pianiste, compositeur, animateur et producteur radio, humoriste, chroniqueur et touche-à-tout belge. Licencié en sciences politiques et en sciences économiques de l’Université libre de Bruxelles, mais aussi pianiste de formation, fondateur du groupe de jazz fusion Placebo, il créa en 1979, à la suite d’un canular, le groupe de musique électronique Telex avec Dan Lacksman et Michel Moers. Le groupe représentera la Belgique à l’Eurovision en 1980 et terminera parmi les derniers avec trois points seulement. Animateur de radio sur La Première (RTBF), inventeur des concepts « Cap de nuit », « King Kong », « Radio Crocodile » et « Radio Cité », il mit sur pied en 1987 avec Jacques Mercier « La Semaine infernale » et participa au « Jeu des dictionnaires » » (radio et télé) en 1989 aux côtés de Philippe Geluck, Soda, Jean-Jacques Jespers, Jean-Pierre Hautier, Jules Metz (Monsieur Météo) durant des années. Il fut également chroniqueur dans les colonnes du Télémoustique où il signait chaque semaine une chronique acide de l’actualité illustrée par Pierre Kroll sous le titre « Les humœurs de Marc Moulin ».
[3] André-Ernest-Modeste Grétry est un compositeur liégeois puis français, né à Liège le 8 février 1741 et mort à Montmorency le 24 septembre 1813. Il est surtout connu pour ses opéras-comiques.
[4] Source : Wikipédia.