Troisième d’une famille de neuf enfants, Cornelia Hubertina Doff, dite Neel Doff (Buggenum, Pays-Bas, 27 janvier 1858 – Ixelles, 14 juillet 1942) est une auteure néerlandaise – belge par le mariage – d’expression française.
Durant son enfance, elle a suivi ses parents dans leurs déplacements successifs (Amsterdam, Anvers, Bruxelles…) et a connu l’extrême pauvreté.
Elle parvint à en sortir en posant pour des peintres belges de renom, comme Félicien Rops ou James Ensor, ainsi que pour un personnage de Charles De Coster, Nele, sculptée par Charles Samuel et par Paul De Vigne.
Elle s’installa dans la région de Bruxelles et prit fait et cause pour les ouvriers et les plus pauvres en s’engageant dans le socialisme. Elle s’est mariée avec Fernand Brouez (1860-1900), éditeur en chef de La Société nouvelle. Elle rencontra alors l’avocat et militant socialiste, ami de la famille Brouez, Georges Sérigiers qu’elle épousa en secondes noces en 1901.
C’est à Anvers qu’elle a écrit directement en français son premier livre, largement autobiographique, Jours de famine et de détresse, paru chez Fasquelle à Paris et finaliste du prix Goncourt de 1911, un texte remarquable que les Impressions nouvelles à Bruxelles ont republié en 2017 dans la collection « Espace Nord ».
Ce récit de vie sera suivi en 1919 par Keetje, paru chez Ollendorf à Paris et réédité aux Impressions nouvelles à Bruxelles en 2021 dans la collection « Espace Nord », puis c’est par Keetje Trottin (Paris, Crès, 1921) que Neel Doff clora sa trilogie autobiographique.
Présentation de Keetje :
« Bien qu’ayant à sacrifier une partie d’elle-même, Keetje se sent profondément différente de ses parents. Son père, alcoolique, travaille de moins en moins et disparaît pendant des périodes toujours plus longues. Sa mère continue à conduire le ménage d’une main de fer et lui impose régulièrement de ramener de l’argent, quoi qu’il en coûte. Ses frères et sœurs doivent aussi trouver des tâches, ingrates, parfois dangereuses. Au milieu d’un monde surdéterminé, Keetje lit, s’évade, s’individualise.
Écrite avec une très grande simplicité de moyens, l’œuvre de Neel Doff constitue un témoignage exceptionnel sur ce que pouvait être l’expérience de la pauvreté dans les taudis des grandes villes : la faim, les promiscuités honteuses, la prostitution, la cruauté inhumaine des nantis. »
Incipit (la scène se passe à Bruxelles) :
– Keetje, mon Dieu, les petits n’ont pu aller à l’école depuis deux jours : comment voudrais-tu… sans manger ?
– Hein, faisais-je.
Et je me levais de mon vieux canapé, et prenais au portemanteau tout un attirail de prostituée, qu’une fille morte de tuberculose avait laissé chez nous. Je mettais les bottines à talons démesurés, la robe à trois volants et à traîne, un trait de noir sous les yeux, deux plaques rouges sur les joues et du rouge gras sur les lèvres. Je levais tous mes cheveux sur le sommet de la tête pour me donner l’air plus âgée, car dans les maisons de rendez-vous les patronnes, par crainte de la police, me chassaient quand elles voyaient ma frimousse de seize ans. Un chapeau, un châle, je n’en avais pas.
En m’attifant, j’épiai ma mère… Va-t-elle venir avec moi ? Je ne vais pas seule ; non, pour rien au monde…
Au moment de sortir, je la regardais. Alors seulement elle mettait hâtivement son bonnet et son châle.
Dans la rue, je l’observais de côté. Voilà, elle vient avec moi… Quelle honte qu’une mère semblable… En ville, elle marchera derrière moi, elle regardera aux mêmes vitrines ; si l’on m’accoste, elle fera semblant de ne pas me connaître ; quand je suivrai un homme, elle m’emboîtera le pas de si près que l’on remarquera qu’elle m’accompagne ; puis elle attendra que je sorte… Ah ! c’est infect… Et j’allongeais le pas de sorte qu’elle haletait.
– Oh ! Keetje…
– Ah ! Que fais-tu là ? va-t’en, tu me dégoûtes.
Et je la devançais.
Bientôt, je me retournais. Oh, si elle était rentrée et me laissait aller seule… Je la cherchais du regard le long des boutiques du faubourg, et la voyais éperdue, essayant de me rattraper… Quelle abomination… Elle ne sent donc pas l’abjection de ce qu’elle fait ? Oh, que je la hais, que je la méprise…
Et je l’attendais.
– Ah ! Keetje, haletait-elle. Et elle essuyait de la main son front en sueur.
– Que fais-tu à côté de moi quand je sors faire la putain ?… Est-ce que tu devrais me suivre, es-tu une mère ? Ah ! pouah !
Elle me regardait en clignotant précipitamment des paupières, se faisait toute petite, évitait de me frôler.
Au centre de la ville, je la devançais encore, mais lui soufflais de ne pas s’éloigner trop, et, terrifiée de la corvée qui m’attendait, je lui secouais la main.
– Tu m’entends, ne t’éloigne pas trop !
Et la pérégrination du racolage commençait.
Au retour, toute ma morgue était tombée. Elle me soutenait, et me conduisait comme une aveugle le long des boutiques fermées.
– Oh ! mère, je ne peux plus avancer sur ces bottines… ces talons… Oh ! que j’ai mal aux doigts de pied ! et mes reins… chaque pas, ainsi sur la pointe des pieds, me donne un choc dans les reins… Si je les ôtais…
– Non, ma petite fille, tu attraperais du verre dans les pieds. Asseyons-nous un peu sur ces marches.
– Ah ! quelle fatigue… cinq heures, nous avons marché cinq heures…
– Oui, tu dormiras demain toute la matinée … Marchons encore un peu ; là-bas, il y a une boutique ouverte ; j’achèterai des vivres, et tu auras aussi du café chaud.
Je laissais traîner ma robe dans la poussière, je m’essuyais mon rouge, et geignais en m’appuyant sur elle et me tenant de l’autre main aux devantures. Je ne disais rien du dégoût des mâles inconnus, du désir de les insulter chaque fois qu’il fallait m’y livrer, de la rage même de les mordre qui me prenait quand ils s’emparaient de mon corps.
Le réalisme et la qualité littéraire de ses œuvres la firent comparer à Émile Zola.
En 1975, Keetje Trottin a été adapté au cinéma par Paul Verhoeven sous le titre Keetje Tippel.[1]
Une auteure et une œuvre inoubliables !
PÉTRONE
Keetje
par Neel Doff, préface de Marie Denis[2], postface
de Thibault Scohier, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, collection
« Espace Nord », février 2021, 355 pp. en noir et blanc au
format 12 x 18,5 cm sous couverture brochée en couleurs, 8,50 €
[1] Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Neel_Doff
[2] Marie Denis, née Éliane Stas de Richelle à Liège le 4 décembre 1920 et décédée à Ixelles le 30 juillet 2006, est une écrivaine et féministe belge. Elle a rédigé cette préface pour la réédition de Keetje aux Éditions Labor à Bruxelles en 1987.